Longue journée. Depuis des heures maintenant, les cris incessants des malades remplissent les couloirs, perturbent les dévotions et m'empêchent de faire correctement mon travail.
Je dois m'occuper d'un jeune homme mourant. J'ignore tout du mal qui le ronge, mais c'est pas beau à voir. Depuis son arrivée ici, hier, son visage s'est considérablement amaigri, et ses traits creusés laissent entrevoir la forme de son crâne. Il est fiévreux, et n'ose plus dormir tant son sommeil est agité par, m'a-t-il dit, d'invisibles démons qui rongent son âme. Son corps tout entier est brûlant, ses extrémités deviennent noirâtres et il dégage une odeur pestilentielle. Parfois, quand il sort de ses délires, il me regarde, puis s'enfonce dans un délire nouveau. Les multiples saignées qui lui ont été faites ne semblent pas améliorer son état. Au contraire, il se dépérit un peu plus chaque fois. J'ignore quel mal il a fait pour être si sévèrement puni par Dieu.
Alors que je changeais ses bandages, il m'a avoué taire un vilain secret, mais je pense que ce n'est qu'une élucubration de son esprit. C'est une des premières choses que l'on ma dites à mon arrivée ici: " n'écoute jamais les malades, car leurs paroles sont celles du démon qui les possède." La mère supérieur est très à cheval, là dessus, et il nous est interdits de parler durant tout notre service. Mon travail consiste à changer les bandages des malades, les faire boire et manger, et rester à leur chevet en prière lorsqu'ils vont mourir. C'est le cas de mon homme. Il n'en a plus pour longtemps, mais malgré son apparence maladive, je devine de longs cheveux blonds et fin, des yeux francs et sincères, les traits marqués de ceux qui doivent être respectés. Ce qu'un homme de ce rang vient faire ici, je n'en ai aucune idée. Peut-être a-t-il hérité de ce physique mais pas du titre qui les accompagne? Peut-être n'a-t-il pas la noblesse que je lui prête. Au final, quand on meure, qu'on soit noble ou pouilleux, c'est du pareil au même. C'est cette souffrance insupportable et cette pestilence à faire fuir la vermine. La mort se fout de la noblesse et se fout de lois.
J'ai reçu une visite du prête. Il venait donner l'extrême onction, mais le malade s'est pris de colère et l'a chassé, hors de lui. Je ne comprends pas sa réaction, il sait pourtant bien lui-même qu'il ne passera pas la nuit, c'est le premier que je vois faire ça. Le prochain à venir le voir, ce sera l'exorciste. Ou alors le croque-mort, ce qui semble plus probable.Vu son état, s'il ferme les yeux il ne les rouvrira pas.
Le repas. Comme d'habitude, dans un silence complet, en écoutant les échos de souffrances qui nous parviennent. Le repas est modeste, car nous faire trop manger serait un gâchis au cas où nous vomirions. Après de brèves mais pieuses bénédicité, nous pouvons avaler le gruau, accompagné de deux trois légumes, et parfois des lambeaux de viandes. Je préfère ne pas être trop regardante sur la provenance... Quand je suis retournée au chevet du jeune homme, il était étalé par terre et me dévisageait d'un regard horrible qui me glaça le sang. Il avait manifestement voulu sortir de son lit et se lever, mais son échec le rendait encore plus effrayant, car rageur et conscient de son impuissance. Je n'étais pas assez forte pour le porter et l'installer de nouveaux sur la paillasse, et je sorti quelques instants pour aller chercher de l'aide. Quand je suis revenue, il était mort, par terre, comme un vulgaire lombric. Deux moines sont venus le chercher. Ils ont certainement dû le jeter dans la fosse après l'avoir aspergé de quelques gouttes bénies. Paix à son âme, et puisse-t-elle échapper aux tourments de l'enfer. D'un certain côté, c'est déjà fait.
Demain, il y aura quelqu'un d'autre qui dormira dans cette paillasse (si ce n'est cette nuit). On trouve toujours de quoi les remplir, rarement comment les vider. Et dehors, les gens se bousculent pour mourir sur cette paillasse. Tout cela me répugne, qu'espèrent-ils. Nous ne pouvons rien pour eux, et nos prières ne peuvent qu'apaiser leurs âmes, pas leur rendre leur vie. De fait, une heure plus tard le lit était pris. Sœur Félicité vint me remplacer et je pus rentrer chez moi.
Il fait nuit depuis quelques heures déjà et je marche dans la rue sans même voir les corps agonisants qui me supplient.